Présentation générale de la loi
d'interdépendance
P.A. PAYUTTO
(Phra Dhammapitaka)
Traduction française de Jeanne Schut
Extrait de « La Loi d’Interdépendance, de l’origine
conditionnée de tous les phénomèmes » (Dependent Origination – The Buddhist
Law of Conditionality)
Le principe de l’interdépendance
des phénomènes est tout à fait unique. C’est l’un des enseignements les plus
importants du bouddhisme. Dans de nombreux passages du Canon pāli, le Bouddha
le décrit comme une loi naturelle, une vérité fondamentale, qui existe
indépendamment de l’apparition d’êtres éveillés dans le monde.
« Qu’un Tathāgata
apparaisse ou pas, le principe d’interdépendance existe. C’est un fait naturel,
une loi naturelle.
« Le Tathāgata, éclairé
et éveillé à ce principe, l’enseigne, le démontre, le formule, le déclare, le
révèle, le fait connaître, le clarifie et le souligne en disant :
‘Voyez, conditionnées par l’ignorance, les formations mentales
apparaissent.’
« Cette évidence, moines, cette invariabilité, cette
irréversibilité, autrement dit cette loi de cause à effet, je l’appelle le
principe d’interdépendance. »
Les extraits suivants montrent
l’importance que le Bouddha accordait à ce principe.
« Quiconque voit l’interdépendance voit
le Dhamma ; quiconque voit le Dhamma voit l’interdépendance. »
*
* *
« En vérité, moines, un noble
disciple qui a étudié et compris par lui-même, sans s’appuyer sur les
convictions d’autrui, que ‘Quand ceci est, cela est ; quand ceci apparaît,
cela apparaît …’, quand un noble disciple voit ainsi complètement apparaître et
disparaître le monde tel qu’il est, on dit qu’il est doté d’une vision
parfaite, d’une perspective parfaite ; qu’il a atteint le véritable
Dhamma, qu’il possède la connaissance et l’aptitude de l’initié,
qu’il est entré dans le courant du Dhamma, qu’il est un noble disciple empli de
la connaissance purificatrice, qu’il est au seuil de l’Immortalité. »
* * *
« Quel que soit l’ascète ou le brahmane
qui connaît ces conditions, qui connaît la cause de ces conditions, qui connaît
la cessation de ces conditions, et qui connaît la voie menant à la cessation de
ces conditions, cet ascète ou ce brahmane est digne d’être appelé ‘un ascète
parmi les ascètes’, est digne d’être appelé ‘un brahmane parmi les brahmanes’
et on pourra dire de lui : ‘Il a atteint le but de sa vie d’ascète — ou le
but de sa vie de brahmane — grâce à sa propre sagesse supérieure’. »
Dans le dialogue suivant
avec le vénérable Ananda, le Bouddha nous met en garde de ne pas sous-estimer
la profondeur du principe d’interdépendance.
« Comme c’est extraordinaire ! Je
n’y avais encore jamais songé, Maître, mais ce principe d’interdépendance des
phénomènes, bien qu’il soit profond et difficile à voir, me paraît pourtant
tellement simple ! »
« Ne dis pas cela, Ananda, ne
dis pas cela ! Ce principe d’inter-dépendance est un enseignement profond
et difficile à voir. C’est parce que les êtres humains ne connaissent pas, ne
comprennent pas, et ne réalisent pas pleinement cet enseignement, qu’ils sont
dans la confusion comme un fil emmêlé, jetés ensemble comme des paquets de
fils, emprisonnés comme dans un filet et qu’ils ne peuvent échapper à l’enfer,
aux mondes inférieurs et à la roue du samsāra. »
Ceux qui ont étudié la vie du
Bouddha se souviennent peut-être de ses réflexions peu après son Eveil et avant
qu’il n’expose sa doctrine. A ce moment-là, le Bouddha hésitait à enseigner,
comme le relatent les Ecritures :
« Moines, voici ce que j’ai pensé :
‘Cette vérité que j’ai réalisée est profonde, difficile à voir, complexe,
apaisante, subtile, inaccessible à la simple logique conceptuelle. Or les êtres
se complaisent dans l’attachement, trouvent plaisir à l’attachement, se
délectent dans l’attachement. Pour des êtres qui se complaisent, trouvent
plaisir et se délectent ainsi dans l’attachement, il sera très difficile de
voir cette loi de causalité, ce principe d’interdépendance de tous les
phénomènes. De plus, il est également extrêmement difficile de voir
l’apaisement de tous les conditionnements, l’abandon de tout attachement, le
renoncement au désir, l’absence de passion, la cessation et le nibbāna. Si je devais dispenser cet
enseignement et que mes paroles ne soient pas comprises, cela serait simplement
source de lassitude et de difficulté’. »
Ce passage fait mention de deux
enseignements, le principe d’interdépendance et le nibbāna. Il montre que, pour le Bouddha, les deux sont liés — d'où
l'importance du principe d'interdépendance sur la voie de l'Eveil.
Les différents types
d’interdépendance dans les textes
Les références au principe
d’interdépendance dans les Ecritures peuvent être divisées en deux catégories
principales. D’abord celles qui décrivent le principe général, ensuite celles
qui énumèrent les facteurs constituant la chaîne d’interdépendance. De manière
générale, les premières servent souvent d’introduction aux secondes. Celles-ci,
plus fréquemment mentionnées, apparaissent souvent seules. On les considère
comme la « manifestation » du principe d’interdépendance, dans la
mesure où elles montrent comment le processus naturel suit le principe général.
Chacune de ces deux catégories
principales peut encore être subdivisée en deux branches. La première montre le
processus de l’origine de l’enchaînement des conditions, tandis que la seconde
montre le processus de la cessation. La première branche montrant le processus
de l’origine s’appelle samudayavāra,
« l’enchaînement en avant », et correspond à la seconde des Quatre
Noble Vérités : la cause de la souffrance (dukkha samudaya). La deuxième branche montrant le processus de
cessation s’appelle nirodhavāra, « l’enchaînement
à l'envers », et correspond à la troisième Noble Vérité : la
cessation de la souffrance (dukkha niroda).
1) Principe général
Dans son essence, ce
principe général correspond à ce qui est connu en pāli sous le nom de idappaccayatā ou principe de causalité.
A. Imasmim sati idam hoti Quand
ceci est, cela est.
Imasuppāda
idam upajjhati Avec l’apparition
de ceci, cela apparaît.
B. Imasmim asati idam na
hoti Quand ceci n’est pas, cela n’est pas
non plus.
Imassa nirodha idam nirujjhati Avec
la disparition de ceci, cela disparaît aussi.
2) Application de ce principe
A. Avijjā-paccayā
sankhārā
Quand l’ignorance est présente, les formations mentales
apparaissent.
Sankhāra-paccayā
viññānam
Quand les formations mentales sont présentes, la
conscience sensorielle apparaît.
Viññāna-paccayā
nāmarūpam
Quand la conscience sensorielle est présente, les
phénomènes mentaux et physiques apparaissent.
Nāmarūpa-paccayā
salāyatanam
Quand les phénomènes mentaux et physiques sont présents,
les six bases des sens apparaissent.
Salāyatana-paccayā
phasso
Quand les bases des sens sont présentes, le contact
apparaît.
Phassa-paccayā
vedanā
Quand le contact est présent, l'appréciation des
sensations apparaît.
Vedanā-paccayā tanhā
Quand l'appréciation des sensations est présente, la soif
du désir apparaît.
Tanhā-paccayā
upādānam
Quand la soif du désir est présente, l’attachement
apparaît.
Upādāna-paccayā
bhavo
Quand l’attachement est présent, le devenir apparaît.
Bhava-paccayā jāti
Quand le devenir est présent, la naissance apparaît.
Jāti-paccayā
jarāmaranam
Quand la naissance est présente, le vieillissement et la
mort apparaissent,
Soka-parideva-dukkha-domanassupāyāsā
sambhavan’ti
de même que le chagrin, les lamentations, la douleur, la
tristesse et le désespoir.
Evametassa kevalassa
dukkhakkhandassa samudayo hoti
C’est ainsi que toute cette masse
de souffrance apparaît dans le monde.
B. Avijjāya tveva
asesa-virāga nirodhā sankhāra-nirodho
Quand l’ignorance est définitivement abandonnée, les
formations mentales cessent.
Sankhāra-nirodhā
viññāna-nirodho
Quand cessent les formations mentales, la conscience
sensorielle disparaît.
Viññana-nirodhā
namarupa-nirodho
Quand la conscience sensorielle disparaît, les phénomènes
physiques et mentaux cessent.
Nāmarūpa-nirodhā
salāyatana-nirodho
Quand cessent les phénomènes physiques et mentaux, les six
bases des sens cessent.
Salāyatana-nirodhā
phassa-nirodho
Quand cessent les bases des sens, le contact disparaît.
Phassa-nirodhā
vedanā-nirodho
Quand cesse le contact, les sensations disparaissent.
Vedanā-nirodhā
tanhā-norodho
Quand les sensations disparaissent, la soif du désir
cesse.
Tanhā-nirodhā
upādāna-nirodho
Quand la soif du désir cesse, l’attachement disparaît.
Upādāna-nirodhā
bhava-nirodho
Quand l'attachement cesse, le devenir disparaît.
Bhava-nirodhā
jāti-nirodho
Quand le devenir cesse, la naissance disparaît.
Jāti-nirodhā
jarāmaranam
Quand la naissance cesse, le vieillissement et la mort
disparaissent,
Soka-parideva-dukkha-domanassupāyāsā
nirujjhan’ti
ainsi que le chagrin, les lamentations, la douleur, la
tristesse et le désespoir.
Evametassa kevalassa
dukkhakkhandassa nirodho hoti
C’est ainsi que disparaît toute la masse de souffrance du
monde.
Il est à noter que cette façon de
présenter l’enchaînement des phénomènes fait du principe d’interdépendance un
processus d’apparition et de cessation de la souffrance. C’est la formulation
la plus répandue dans les textes. Parfois elle est décrite comme l’apparition et
la disparition du monde — en pāli, ayam
kho bhikkhave lokassa samudayo : « C’est ainsi, moines, que le
monde apparaît » et ayam kho
bhikkhave lokassa atthangamo : « C’est ainsi, moines, que le
monde disparaît » ; ou encore emamayam loko samudayati : « Ainsi surgit ce monde »
et emamayam loko nirujjhati :
« Ainsi cesse ce monde ». Ces deux formulations ont, en fait, la même
signification, comme nous le montrerons plus tard en donnant une définition
précise de la terminologie utilisée.
Dans les textes de l’Abhidhamma et
les Commentaires, le principe de l’origine conditionnée de tous les phénomènes
est aussi connu sous le nom de paccayakara,
en référence à la nature interdépendante de toutes choses.
La version développée que nous
avons présentée ci-dessus contient douze facteurs en relation d’interdépendance
sous forme de cycle.
Celui-ci n’a ni commencement ni fin. Le fait de mettre l’ignorance en première
ligne ne signifie pas qu’elle soit la « cause première » ou genèse de
toute chose. L’ignorance est placée au début par souci de clarté : en
interceptant le cycle, elle constitue un point de départ pratique. En fait,
nous sommes mis en garde contre l’erreur qui consisterait à prendre l’ignorance
pour une cause première dans la description suivante de l’apparition
conditionnée de l’ignorance elle-même : āsava-samudayā avijjā-samudayo, āsava-nirodhā avijjā-nirodho :
l’ignorance apparaît avec les poisons de l’esprit
et cesse lorsque ceux-ci disparaissent.
Les douze liens de la formulation
classique du principe d’inter-dépendance commencent donc avec l’ignorance et se
terminent avec le vieillissement et la mort. Pour ce qui concerne « le
chagrin, les lamentations, la douleur, la tristesse et le désespoir », ils
sont considérés comme des dérivés du vieillissement et de la mort pour qui est
affligé de poisons mentaux et d'opacité mentale. A leur tour ces facteurs
deviennent des ferments qui favoriseront l’apparition de nouveaux poisons
mentaux (āsava) et par conséquent de
l’ignorance qui remet le cycle en marche.
Le
Bouddha n’a pas toujours décrit
le cycle de l’origine conditionnée des
phénomènes de façon figée,
c’est-à-dire
du début jusqu’à la fin. Il a utilisé cette
formulation développée pour
expliquer le principe général mais, quand il traitait
d’un problème particulier,
il appliquait souvent la formulation « à
l'envers » :
vieillissement et mort → naissance → devenir → attachement → soif du désir → sensations → contact sensoriel → six bases des sens → phénomènes mentaux et physiques → conscience sensorielle → formations mentales → ignorance. A d’autres moments, selon la question qui se
présentait, il pouvait aussi commencer par l’un des facteurs intermédiaires,
par exemple la naissance (jāti), les
sensations (vedanā) ou la conscience
sensorielle (viññāna) et, soit
avancer jusqu’au vieillissement et à la mort (jaramarana), soit reculer jusqu’à l’ignorance (avijja). Il lui arrivait aussi de commencer avec un élément qui ne
fait pas partie des douze maillons et puis de l’incorporer à la chaîne
d’interdépendance.
Il est également important de
souligner que l’origine conditionnée de ces maillons ne signifie pas que l’un
« est causé » par l’autre. Les facteurs déterminants qui contribuent
à faire croître un arbre, par exemple, ne se limitent pas à une graine. Il y a
aussi la terre, l’humidité, le fertilisant, la température de l’air et ainsi de
suite. Tous ces facteurs sont « déterminants ». D’autre part, être un
facteur déterminant n’implique aucun ordre chronologique d’apparition. Ainsi,
pour qu’un arbre pousse, les facteurs déterminants comme l’humidité, la
température, le sol, etc., doivent exister ensemble et non l’un après l’autre.
Ceci étant, certains facteurs déterminants sont conditionnés les uns par les
autres comme, par exemple, l’œuf qui est une condition nécessaire à la
naissance d’une poule, laquelle est une condition nécessaire à l’apparition
d’un œuf.