Le Dhamma de la Forêt


Présentation générale de la loi 

d'interdépendance

P.A. PAYUTTO

(Phra Dhammapitaka)

 

Traduction française de Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/

 

Extrait de « La Loi d’Interdépendance, de l’origine conditionnée de tous les phénomèmes » (Dependent Origination – The Buddhist Law of Conditionality)

 
 Le principe de l’interdépendance des phénomènes est tout à fait unique. C’est l’un des enseignements les plus importants du bouddhisme. Dans de nombreux passages du Canon pāli, le Bouddha le décrit comme une loi naturelle, une vérité fondamentale, qui existe indépendamment de l’apparition d’êtres éveillés dans le monde.
 « Qu’un Tathāgata[1] apparaisse ou pas, le principe d’interdépendance existe. C’est un fait naturel, une loi naturelle.[2]

« Le Tathāgata, éclairé et éveillé à ce principe, l’enseigne, le démontre, le formule, le déclare, le révèle, le fait connaître, le clarifie et le souligne en disant :

‘Voyez, conditionnées par l’ignorance, les formations mentales apparaissent.’

« Cette évidence, moines, cette invariabilité, cette irréversibilité, autrement dit cette loi de cause à effet, je l’appelle le principe d’interdépendance. »

Les extraits suivants montrent l’importance que le Bouddha accordait à ce principe.

« Quiconque voit l’interdépendance voit le Dhamma ; quiconque voit le Dhamma voit l’interdépendance. »

*   *   *

« En vérité, moines, un noble disciple qui a étudié et compris par lui-même, sans s’appuyer sur les convictions d’autrui, que ‘Quand ceci est, cela est ; quand ceci apparaît, cela apparaît …’, quand un noble disciple voit ainsi complètement apparaître et disparaître le monde tel qu’il est, on dit qu’il est doté d’une vision parfaite, d’une perspective parfaite ; qu’il a atteint le véritable Dhamma, qu’il possède la connaissance et l’aptitude de l’initié[3], qu’il est entré dans le courant du Dhamma, qu’il est un noble disciple empli de la connaissance purificatrice, qu’il est au seuil de l’Immortalité. »

*   *   *

 « Quel que soit l’ascète ou le brahmane qui connaît ces conditions, qui connaît la cause de ces conditions, qui connaît la cessation de ces conditions, et qui connaît la voie menant à la cessation de ces conditions, cet ascète ou ce brahmane est digne d’être appelé ‘un ascète parmi les ascètes’, est digne d’être appelé ‘un brahmane parmi les brahmanes’ et on pourra dire de lui : ‘Il a atteint le but de sa vie d’ascète — ou le but de sa vie de brahmane — grâce à sa propre sagesse supérieure’. »
Dans le dialogue suivant avec le vénérable Ananda, le Bouddha nous met en garde de ne pas sous-estimer la profondeur du principe d’interdépendance.

 
« Comme c’est extraordinaire ! Je n’y avais encore jamais songé, Maître, mais ce principe d’interdépendance des phénomènes, bien qu’il soit profond et difficile à voir, me paraît pourtant tellement simple ! »


« Ne dis pas cela, Ananda, ne dis pas cela ! Ce principe d’inter-dépendance est un enseignement profond et difficile à voir. C’est parce que les êtres humains ne connaissent pas, ne comprennent pas, et ne réalisent pas pleinement cet enseignement, qu’ils sont dans la confusion comme un fil emmêlé, jetés ensemble comme des paquets de fils, emprisonnés comme dans un filet et qu’ils ne peuvent échapper à l’enfer, aux mondes inférieurs et à la roue du samsāra. »

Ceux qui ont étudié la vie du Bouddha se souviennent peut-être de ses réflexions peu après son Eveil et avant qu’il n’expose sa doctrine. A ce moment-là, le Bouddha hésitait à enseigner, comme le relatent les Ecritures :

 
« Moines, voici ce que j’ai pensé : ‘Cette vérité que j’ai réalisée est profonde, difficile à voir, complexe, apaisante, subtile, inaccessible à la simple logique conceptuelle. Or les êtres se complaisent dans l’attachement, trouvent plaisir à l’attachement, se délectent dans l’attachement. Pour des êtres qui se complaisent, trouvent plaisir et se délectent ainsi dans l’attachement, il sera très difficile de voir cette loi de causalité, ce principe d’interdépendance de tous les phénomènes. De plus, il est également extrêmement difficile de voir l’apaisement de tous les conditionnements, l’abandon de tout attachement, le renoncement au désir, l’absence de passion, la cessation et le nibbāna. Si je devais dispenser cet enseignement et que mes paroles ne soient pas comprises, cela serait simplement source de lassitude et de difficulté’. »


Ce passage fait mention de deux enseignements, le principe d’interdépendance et le nibbāna. Il montre que, pour le Bouddha, les deux sont liés — d'où l'importance du principe d'interdépendance sur la voie de l'Eveil.

 
 

Les différents types d’interdépendance dans les textes

 

Les références au principe d’interdépendance dans les Ecritures peuvent être divisées en deux catégories principales. D’abord celles qui décrivent le principe général, ensuite celles qui énumèrent les facteurs constituant la chaîne d’interdépendance. De manière générale, les premières servent souvent d’introduction aux secondes. Celles-ci, plus fréquemment mentionnées, apparaissent souvent seules. On les considère comme la « manifestation » du principe d’interdépendance, dans la mesure où elles montrent comment le processus naturel suit le principe général.

Chacune de ces deux catégories principales peut encore être subdivisée en deux branches. La première montre le processus de l’origine de l’enchaînement des conditions, tandis que la seconde montre le processus de la cessation. La première branche montrant le processus de l’origine s’appelle
samudayavāra, « l’enchaînement en avant », et correspond à la seconde des Quatre Noble Vérités : la cause de la souffrance (dukkha samudaya). La deuxième branche montrant le processus de cessation s’appelle nirodhavāra, « l’enchaînement à l'envers », et correspond à la troisième Noble Vérité : la cessation de la souffrance (dukkha niroda).

 

1)  Principe général

Dans son essence, ce principe général correspond à ce qui est connu en pāli sous le nom de idappaccayatā ou principe de causalité.

A. Imasmim sati idam hoti             Quand ceci est, cela est.
    Imasuppāda idam upajjhati        Avec l’apparition de ceci, cela apparaît.

B.
 Imasmim asati idam na hoti       Quand ceci n’est pas, cela n’est pas non plus.
   Imassa nirodha idam nirujjhati    Avec la disparition de ceci, cela disparaît aussi.


2)  Application de ce principe


A.
   Avijjā-paccayā sankhārā
Quand l’ignorance est présente, les formations mentales apparaissent.

Sankhāra-paccayā viññānam

Quand les formations mentales sont présentes, la conscience sensorielle apparaît.

Viññāna-paccayā nāmarūpam

Quand la conscience sensorielle est présente, les phénomènes mentaux et physiques apparaissent.

Nāmarūpa-paccayā salāyatanam

Quand les phénomènes mentaux et physiques sont présents, les six bases des sens apparaissent.

Salāyatana-paccayā phasso

Quand les bases des sens sont présentes, le contact apparaît.

Phassa-paccayā vedanā

Quand le contact est présent, l'appréciation des sensations apparaît.

Vedanā-paccayā tanhā

Quand l'appréciation des sensations est présente, la soif du désir apparaît.

Tanhā-paccayā upādānam

Quand la soif du désir est présente, l’attachement apparaît.

Upādāna-paccayā bhavo

Quand l’attachement est présent, le devenir apparaît.

Bhava-paccayā jāti

Quand le devenir est présent, la naissance apparaît.

Jāti-paccayā jarāmaranam

Quand la naissance est présente, le vieillissement et la mort apparaissent,

Soka-parideva-dukkha-domanassupāyāsā sambhavan’ti

de même que le chagrin, les lamentations, la douleur, la tristesse et le désespoir.

Evametassa kevalassa dukkhakkhandassa samudayo hoti

C’est ainsi que toute cette masse de souffrance apparaît dans le monde.
 

B.
   Avijjāya tveva asesa-virāga nirodhā sankhāra-nirodho
Quand l’ignorance est définitivement abandonnée, les formations mentales cessent.

Sankhāra-nirodhā viññāna-nirodho

Quand cessent les formations mentales, la conscience sensorielle disparaît.

Viññana-nirodhā namarupa-nirodho

Quand la conscience sensorielle disparaît, les phénomènes physiques et mentaux cessent.

Nāmarūpa-nirodhā salāyatana-nirodho

Quand cessent les phénomènes physiques et mentaux, les six bases des sens cessent.

Salāyatana-nirodhā phassa-nirodho

Quand cessent les bases des sens, le contact disparaît.

Phassa-nirodhā vedanā-nirodho

Quand cesse le contact, les sensations disparaissent.

Vedanā-nirodhā tanhā-norodho

Quand les sensations disparaissent, la soif du désir cesse.

Tanhā-nirodhā upādāna-nirodho

Quand la soif du désir cesse, l’attachement disparaît.

Upādāna-nirodhā bhava-nirodho

Quand l'attachement cesse, le devenir disparaît.

Bhava-nirodhā jāti-nirodho

Quand le devenir cesse, la naissance disparaît.

Jāti-nirodhā jarāmaranam

Quand la naissance cesse, le vieillissement et la mort disparaissent,

Soka-parideva-dukkha-domanassupāyāsā nirujjhan’ti

ainsi que le chagrin, les lamentations, la douleur, la tristesse et le désespoir.

Evametassa kevalassa dukkhakkhandassa nirodho hoti

C’est ainsi que disparaît toute la masse de souffrance du monde.

Il est à noter que cette façon de présenter l’enchaînement des phénomènes fait du principe d’interdépendance un processus d’apparition et de cessation de la souffrance. C’est la formulation la plus répandue dans les textes. Parfois elle est décrite comme l’apparition et la disparition du monde — en pāli, ayam kho bhikkhave lokassa samudayo : « C’est ainsi, moines, que le monde apparaît » et ayam kho bhikkhave lokassa atthangamo : « C’est ainsi, moines, que le monde disparaît » ; ou encore emamayam loko samudayati : « Ainsi surgit ce monde » et emamayam loko nirujjhati : « Ainsi cesse ce monde ». Ces deux formulations ont, en fait, la même signification, comme nous le montrerons plus tard en donnant une définition précise de la terminologie utilisée.

Dans les textes de l’Abhidhamma et les Commentaires, le principe de l’origine conditionnée de tous les phénomènes est aussi connu sous le nom de paccayakara, en référence à la nature interdépendante de toutes choses.


La version développée que nous avons présentée ci-dessus contient douze facteurs en relation d’interdépendance sous forme de cycle. Celui-ci n’a ni commencement ni fin. Le fait de mettre l’ignorance en première ligne ne signifie pas qu’elle soit la « cause première » ou genèse de toute chose. L’ignorance est placée au début par souci de clarté : en interceptant le cycle, elle constitue un point de départ pratique. En fait, nous sommes mis en garde contre l’erreur qui consisterait à prendre l’ignorance pour une cause première dans la description suivante de l’apparition conditionnée de l’ignorance elle-même : āsava-samudayā avijjā-samudayo, āsava-nirodhā avijjā-nirodho : l’ignorance apparaît avec les poisons de l’esprit[4] et cesse lorsque ceux-ci disparaissent.


Les douze liens de la formulation classique du principe d’inter-dépendance commencent donc avec l’ignorance et se terminent avec le vieillissement et la mort. Pour ce qui concerne « le chagrin, les lamentations, la douleur, la tristesse et le désespoir », ils sont considérés comme des dérivés du vieillissement et de la mort pour qui est affligé de poisons mentaux et d'opacité mentale. A leur tour ces facteurs deviennent des ferments qui favoriseront l’apparition de nouveaux poisons mentaux (āsava) et par conséquent de l’ignorance qui remet le cycle en marche.


Le Bouddha n’a pas toujours décrit le cycle de l’origine conditionnée des phénomènes de façon figée, c’est-à-dire du début jusqu’à la fin. Il a utilisé cette formulation développée pour expliquer le principe général mais, quand il traitait d’un problème particulier, il appliquait souvent la formulation « à l'envers » : vieillissement et mort
naissance devenir attachement soif du désir sensations contact sensoriel six bases des sens phénomènes mentaux et physiques conscience sensorielle formations mentales ignorance.  A d’autres moments, selon la question qui se présentait, il pouvait aussi commencer par l’un des facteurs intermédiaires, par exemple la naissance (jāti), les sensations (vedanā) ou la conscience sensorielle (viññāna) et, soit avancer jusqu’au vieillissement et à la mort (jaramarana), soit reculer jusqu’à l’ignorance (avijja). Il lui arrivait aussi de commencer avec un élément qui ne fait pas partie des douze maillons et puis de l’incorporer à la chaîne d’interdépendance.

Il est également important de souligner que l’origine conditionnée de ces maillons ne signifie pas que l’un « est causé » par l’autre. Les facteurs déterminants qui contribuent à faire croître un arbre, par exemple, ne se limitent pas à une graine. Il y a aussi la terre, l’humidité, le fertilisant, la température de l’air et ainsi de suite. Tous ces facteurs sont « déterminants ». D’autre part, être un facteur déterminant n’implique aucun ordre chronologique d’apparition. Ainsi, pour qu’un arbre pousse, les facteurs déterminants comme l’humidité, la température, le sol, etc., doivent exister ensemble et non l’un après l’autre. Ceci étant, certains facteurs déterminants sont conditionnés les uns par les autres comme, par exemple, l’œuf qui est une condition nécessaire à la naissance d’une poule, laquelle est une condition nécessaire à l’apparition d’un œuf.

 


[1] Voir le glossaire des mots techniques et pālis dans l’Annexe II.

[2] Idappaccayatā

[3] Sekha

[4] Pour une étude plus approfondie des āsava, voir chapitre 6.