Le Dhamma de la Forêt




Le gâteau au miel

Madhupiṇḍika Sutta MN 18

Traduction de Jeanne Schut

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AINSI AI-JE ENTENDU. À un certain moment, le Bouddha vivait au pays des Sakyans, près de Kapilavatthu, au monastère des banians. Un matin, après s’être habillé, il prit son bol et son habit extérieur, et se rendit à Kapilavatthu pour y quémander sa nourriture. Après avoir quémandé sa nourriture à Kapilavatthu, il prit son repas puis se rendit au Grand Bois pour y passer la journée. Il s’enfonça dans le Grand Bois et s'assit au pied d'un jeune pommier sauvage pour méditer.

Daṇḍapāṇi le Sakyan, qui se promenait par-là, s'enfonça lui aussi dans le Grand Bois. Lorsqu’il vit le Bouddha assis sous le jeune pommier sauvage, il s'approcha de lui et tous deux se saluèrent. Après les salutations courtoises et les échanges de politesse, Daṇḍapāṇi se tint debout sur le côté, appuyé sur son bâton, et dit au Bouddha : « Quelle est votre doctrine, contemplatif ? Que proclamez-vous ? »

« Ami, ma doctrine est telle que nul n'entre en conflit avec les autres dans ce monde – ce monde avec toute sa population, ses ascètes et ses brahmanes, ses dieux et ses humains. Ma doctrine permet que le chercheur spirituel soit libéré des tendances sous-jacentes, détaché des plaisirs sensoriels, libéré du doute et de l’inquiétude, et qu’il n’ait aucun désir de renaître dans tel ou tel état. Telle est ma doctrine. Voilà ce que je proclame. »

Après avoir entendu la réponse du Bouddha, Daṇḍapāṇi secoua la tête, remua la langue, haussa les sourcils jusqu'à ce que trois sillons se creusent sur son front, puis il s'en alla en s'appuyant sur son bâton.

En fin d'après-midi, le Bouddha sortit de sa retraite et se rendit au monastère des banians. Là, il s'assit sur le siège préparé pour lui et raconta à ses disciples ce qui s'était passé.

Lorsqu'il eut parlé, l'un des moines lui dit : « Mais, Vénérable, quelle est cette doctrine qui permet de n’être en conflit avec personne dans ce monde, avec toute sa population, ses ascètes et ses brahmanes, ses dieux et ses humains. Et comment est-il possible que le chercheur spirituel soit libéré des tendances sous-jacentes, détaché des plaisirs sensoriels, libéré du doute et de l’inquiétude, et qu’il n’ait aucun désir de renaître dans tel ou tel état ? »

« Moines, les notions générées par la prolifération des perceptions sensorielles assaillent les individus. Mais si, à la source de ces perceptions, on ne trouve rien qui vaille la peine d'être approuvé, accueilli ou qui mérite que l’on s’y attache, c'est la fin des tendances sous-jacentes au désir, à l’aversion, aux opinions, au doute, à la croyance en un ‘moi’ personnel, au désir de renaître et à l'ignorance. C'est la fin des batailles au bâton et à l'épée, la fin des querelles, des disputes, des conflits, des accusations, des paroles qui divisent et des mensonges. C'est là que ces tendances mauvaises et néfastes prennent fin sans qu'il n'en reste rien. »

Voilà ce que répondit le Bouddha. Après avoir parlé, il se leva de son siège et entra dans sa demeure.

Peu après le départ du Bouddha, ces moines se dirent : « Le Bouddha nous a donné ce bref enseignement pour que nous le retenions, puis il est entré dans sa demeure sans en expliquer le sens en détail. Qui pourrait nous expliquer en détail la signification de ce bref enseignement donné par le Bouddha ? »

Alors, ils se dirent : « Le Vénérable Mahākaccāna est loué par le Bouddha et estimé par ses compagnons spirituels les plus sensés. Il est capable d'expliquer en détail le sens de ce bref enseignement que le Bouddha nous a donné pour que nous le retenions. Allons donc le voir et interrogeons-le à ce sujet. »

Les moines se rendirent donc auprès de Mahākaccāna, et le saluèrent. Après les salutations courtoises et les échanges de politesse, ils s'assirent sur le côté, lui racontèrent ce qui s'était passé et conclurent : « Le Vénérable Mahākaccāna accepterait-il de nous expliquer plus en détail ce bref enseignement du Bouddha ? »

« Vénérables amis, supposons qu'une personne ait besoin du bois dur que l’on trouve au cœur du tronc des arbres. En se promenant à la recherche de ce bois, il se trouve face à un grand arbre mais il ne s’intéresse ni aux racines ni au tronc, pensant que le bois dur se trouve dans les branches et dans les feuilles. Amis, c’est exactement ce que vous avez fait. Vous étiez face au Bouddha et vous êtes passés outre, pensant que c’est moi que vous deviez interroger à ce sujet. Mais c’est lui, le Bouddha, celui qui sait et qui voit. Il est la vision juste, il est la connaissance, il est la manifestation du principe, il est la manifestation de la divinité. C’est lui qui enseigne, qui proclame, qui élucide. Il montre la voie qui mène au-delà de la mort, c’est le maître de la vérité, l’Éveillé. Vous auriez pu approcher le Bouddha et l'interroger à ce sujet. Ainsi vous auriez mémorisé la réponse telle que prononcée par le Bouddha. »

« Bien sûr qu’il est le Bouddha, celui qui sait et qui voit. Il est la vision juste, il est la connaissance, il est la manifestation du principe, il est la manifestation de la divinité. C’est lui qui enseigne, qui proclame, qui élucide. Il montre la voie qui mène au-delà de la mort, c’est le maître de la vérité, l’Éveillé. Nous aurions pu approcher le Bouddha et l'interroger à ce sujet. Ainsi nous aurions mémorisé la réponse telle que prononcée par le Bouddha. Cependant, Mahākaccāna, vous êtes loué par le Bouddha et estimé par vos compagnons spirituels les plus sensés. Vous êtes capable d'expliquer en détail le sens de ce bref enseignement que le Bouddha nous a donné pour que nous le retenions. Nous vous prions de bien vouloir nous l'expliquer, si cela ne vous dérange pas. »

« Très bien, amis. Écoutez attentivement, je vais parler. »

« Oui, Vénérable », répondirent-ils. Alors le vénérable Mahākaccāna dit ceci :

« Amis, le Bouddha a donné un bref enseignement pour que vous le reteniez puis il est entré dans sa demeure sans en expliquer le sens en détail. Il a dit : ‘Les notions générées par la prolifération des perceptions sensorielles assaillent les individus. Mais si, à la source de ces perceptions, on ne trouve rien qui vaille la peine d'être approuvé, accueilli ou qui mérite que l’on s’y attache, c'est la fin des tendances sous-jacentes au désir, à l’aversion, aux opinions, au doute, à la croyance en un ‘moi’ personnel, au désir de renaître et à l'ignorance. C'est la fin des batailles au bâton et à l'épée, la fin des querelles, des disputes, des conflits, des accusations, des paroles qui divisent et des mensonges. C'est là que ces tendances mauvaises et néfastes prennent fin sans qu'il n'en reste rien.’ Voici, en détail, comment je comprends le sens de cet enseignement à retenir.

« La conscience visuelle dépend des yeux et des objets visuels. La rencontre des trois est le contact. Le contact est la condition qui fait apparaître les ressentis. Ce que l’on ressent, on le perçoit [on met mentalement des mots dessus]. Ce que l’on perçoit, on y pense. Ce à quoi on pense, on le multiplie en proliférations mentales. Ce que l'on prolifère est la source à partir de laquelle une personne est assaillie par des notions générées par la prolifération des perceptions. Cela se produit pour ce qui est vu et connu par les yeux dans le passé, le futur et le présent.

« La conscience auditive dépend des oreilles et des sons. ... La conscience olfactive dépend du nez et des odeurs. ... La conscience gustative dépend de la langue et des saveurs. ... La conscience tactile dépend du corps et du toucher. ... La conscience mentale dépend de l'esprit et des idées. La rencontre des trois est le contact. Le contact est une condition pour ressentir. Ce que l'on ressent, on le perçoit [on met mentalement des mots dessus]. Ce que l’on perçoit, on y pense. Ce à quoi on pense, on le multiplie en proliférations mentales. Ce que l'on prolifère est la source à partir de laquelle les notions générées par la prolifération des perceptions assaillent une personne. Cela se produit pour les idées connues par l’esprit dans le passé, le futur et le présent.

« Là où sont réunis les yeux, les objets visuels et la conscience visuelle, il est possible de constater la manifestation d'un contact. Là où il y a des contacts, il est possible de constater la manifestation de ressentis. Là où il y a des ressentis, il est possible de constater la manifestation de perceptions. Là où il y a des perceptions, il est possible de constater la manifestation de pensées. Là où il y a des pensées, il est possible de constater que l'on est assailli par des notions générées par la prolifération des perceptions.

« Là où il y a les oreilles ... le nez ... la langue ... le corps ... l'esprit, les idées et la conscience mentale, il est possible de constater la manifestation d'un contact. ... Là où des contacts se manifestent, il est possible de constater la manifestation de ressentis. Là où des ressentis se manifestent, il est possible de constater la manifestation de perceptions. Là où des perceptions se manifestent, il est possible de constater la manifestation de pensées. Là où des pensées se manifestent, il est possible de constater que l'on est assailli par des notions générées par la prolifération des perceptions.

« Là où il n'y a pas d'yeux, pas d’objets visuels et pas de conscience visuelle, il n’est pas possible de constater la manifestation d'un contact. Là où aucun contact ne se manifeste, il n’est pas possible de constater la manifestation de ressentis. Là où aucun ressenti ne se manifeste, il n’est pas possible de constater la manifestation de perceptions. Là où aucune perception ne se manifeste, il n’est pas possible de constater la manifestation de pensées. Là où aucune pensée ne se manifeste, il n’est pas possible de constater que l’on est assailli par des notions générées par une prolifération de perceptions.

« Là où il n'y a ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni idées, ni conscience mentale, il n’est pas possible de constater la manifestation d'un contact. Là où aucun contact ne se manifeste, il n’est pas possible de constater la manifestation de ressentis. Là où aucun ressenti ne se manifeste, il n’est pas possible de constater la manifestation de perceptions. Là où aucune perception ne se manifeste, il n’est pas possible de constater la manifestation de pensées. Là où aucune pensée ne se manifeste, il n’est pas possible de constater que l’on est assailli par des notions générées par une prolifération de perceptions.

« C'est ainsi que je comprends la signification détaillée de ce bref enseignement que le Bouddha vous a demandé de retenir. Si vous le souhaitez, vous pouvez aller voir le Bouddha et l'interroger à ce sujet. Vous devriez vous en souvenir conformément à la réponse du Bouddha. »

Approuvant Mahākaccāna et d’accord avec sa suggestion, les moines se levèrent de leurs sièges et se rendirent auprès du Bouddha. Ils s'inclinèrent devant lui, s'assirent sur le côté et lui racontèrent ce qui s'était passé, en ajoutant : « Voilà comment, avec ces mots et ces phrases, Mahākaccāna nous a expliqué en détail le sens de votre enseignement. »

« Moines, Mahākaccāna est très fin, il a une grande sagesse. Si vous étiez venus me poser cette question, j’y aurais répondu exactement de la même façon. Telle est effectivement la signification de l’enseignement que je vous ai donné et c’est ainsi que vous devez le retenir. »

À ce moment-là, le Vénérable Ānanda dit au Bouddha : « Vénérable, supposons qu'une personne affaiblie par la faim se voit offrir un gâteau au miel. Partout où elle le goûterait, elle se délecterait de sa saveur douce et délicieuse. De la même manière, partout où un chercheur sincère et compétent examinerait avec sagesse le sens de cet exposé de l'enseignement, il n'en retirerait que joie et éclaircissement. Vénérable, quel nom pouvons-nous donner à cet exposé de l'enseignement ? »

« Eh bien, Ānanda, vous pouvez vous souvenir de cet exposé de l'enseignement comme du ‘Discours du gâteau au miel’. »

Voilà ce que dit le Bouddha. Satisfait, le vénérable Ānanda se réjouit de ses paroles.


Note de la traductrice :

Dans la réponse de Mahākaccāna : « Là où il n'y a pas d'yeux, pas d’objets visuels et pas de conscience visuelle… », il faut comprendre, non pas que l’on doive se priver des sens et des contacts sensoriels, mais qu’aucun ‘moi’ ne doit s’en emparer pour s’y identifier. Cf. L’enseignement du Bouddha à Bahiya : http://dhammadelaforet.org/sommaire/sutta_tipaka/txt/bahiya.html