Le Dhamma de la Forêt



Maha Punnama Sutta (MN 109)


Le Grand Discours de la Pleine Lune


Sur les 5 agrégats et le non-soi

Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/


Ce sutta présente une discussion approfondie sur les questions liées aux cinq agrégats. Vers la fin de la discussion, un moine pense avoir trouvé une faille dans l'enseignement. La façon dont le Bouddha gère cet incident montre l'utilisation appropriée des enseignements sur les agrégats : non pas comme une théorie métaphysique mais comme un outil pour remettre en question l'attachement et obtenir ainsi la libération. (Ajahn Thanissaro)


À une certaine occasion, le Bouddha séjournait près de Savatthi, dans le monastère oriental, le palais de la mère de Migara. À cette occasion, l'uposatha du quinzième jour1, une nuit de pleine lune, il était assis à l’extérieur, entouré d’une assemblée de moines.

À un certain moment, un moine se leva de son siège, arrangea son vêtement sur l’épaule et, plaçant les mains paume contre paume au niveau du cœur, il dit au Bouddha : « Vénérable, si vous le permettez, j’aimerais beaucoup que vous répondiez à une question relative à un certain point. »

« Très bien, moine. Rasseyez-vous sur votre siège et posez la question que vous voulez. »

Le moine répondit : « Très bien, Vénérable ». Il se rassit sur son siège puis s’adressa ainsi au Bouddha : « Les cinq agrégats d'attachement sont-ils bien l'agrégat d'attachement de la forme, l'agrégat d'attachement des ressentis, l'agrégat d'attachement de la perception, l'agrégat d'attachement des fabrications mentales et l'agrégat d'attachement de la conscience sensorielle ? »

« Oui, moine. Tels sont les cinq agrégats d’attachement : l'agrégat d'attachement de la forme, l'agrégat d'attachement des ressentis, l'agrégat d'attachement de la perception, l'agrégat d'attachement des fabrications mentales et l'agrégat d'attachement de la conscience sensorielle. » 

Le moine se réjouit, approuva les paroles du Bouddha et dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Mais, Vénérable, où ces cinq agrégats d’attachement prennent-ils racine ? »

« Moine, ces cinq agrégats d’attachement prennent racine dans le désir. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Est-ce que l'attachement est la même chose que les cinq agrégats d'attachement, ou est-ce que l'attachement est séparé des cinq agrégats d'attachement ? »

« Moine, l'attachement n'est ni la même chose que les cinq agrégats d'attachement, ni séparé des cinq agrégats d'attachement. Simplement, dès que la passion et le plaisir sont présents, l'attachement est présent. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Se peut-il qu’il y ait une variété de désirs et de passions au niveau des cinq agrégats d’attachement ? »

« C'est possible, moine. Par exemple, si quelqu’un se demande : ‘Puissè-je avoir telle ou telle forme à l'avenir. Puissè-je avoir tels ou tels ressentis à l'avenir, […] telle ou telle perception […], telles ou telles fabrications mentales […], telle ou telle conscience sensorielle à l’avenir.’ Il y aurait ainsi une variété de désirs et de passions au niveau des cinq agrégats d’attachement. »

Le moine répondit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Dans quelle mesure le mot ‘agrégat’ s'applique-t-il aux agrégats ? »

« Moine, quelle que soit la forme, qu’elle soit passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine, on l’appelle ‘l’agrégat de la forme’. Quels que soient les ressentis, qu’ils soient passés, futurs ou présents, intérieurs ou extérieurs, évidents ou subtils, ordinaires ou sublimes, proches ou lointains, on les appelle ‘l’agrégat des ressentis’. Quelle que soit la perception, qu’elle soit passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine, on l’appelle ‘l’agrégat de la perception’. Quelles que soient les fabrications mentales, qu’elles soient passées, futures ou présentes, intérieures ou extérieures, évidentes ou subtiles, ordinaires ou sublimes, proches ou lointaines, on les appelle ‘l’agrégat des fabrications mentales’. Quelle que soit la conscience sensorielle qui se manifeste, qu’elle soit passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine, on l’appelle ‘l’agrégat de la conscience sensorielle’. Voilà dans quelle mesure le terme ‘agrégat’ s'applique aux agrégats. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Vénérable, quelle est la cause, quelle est la condition, pour qu’apparaisse l’agrégat de la forme ? Quelle est la cause, quelle est la condition, pour qu’apparaisse l'agrégat des ressentis […] l'agrégat de la perception […] l'agrégat des fabrications mentales […] l'agrégat de la conscience sensorielle ? »

« Moine, les quatre grands éléments [terre, eau, feu et air] sont la cause, les quatre grands éléments sont la condition, pour qu’apparaisse l’agrégat de la forme. Le contact est la cause, le contact est la condition, pour qu’apparaisse l'agrégat des ressentis. Le contact est la cause, le contact est la condition, pour qu’apparaisse l'agrégat de la perception. Le contact est la cause, le contact est la condition, pour qu’apparaisse l'agrégat des fabrications mentales. Le nom-et-la forme sont la cause, le nom-et-la-forme sont la condition, pour qu’apparaisse l'agrégat de la conscience sensorielle. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Vénérable, comment apparaît l’identification à un ‘moi’ ? »

« Par exemple, moine, une personne ordinaire non instruite – qui ne respecte pas les nobles êtres, n'étant pas bien versée ou disciplinée dans leur pratique du Dhamma ; qui ne respecte pas les personnes intègres, n’étant pas bien versée ou disciplinée dans leur Dhamma – suppose que la forme est le ‘moi’, ou que le ‘moi’ possède la forme, que la forme est contenue dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans la forme.

« Elle suppose que les ressentis sont le ‘moi’ ou que le ‘moi’ possède des ressentis, ou que les ressentis sont contenus dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans les ressentis. Elle suppose que la perception est le ‘moi’, ou que le ‘moi’ possède la perception ou que la perception est contenue dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans la perception. Elle suppose que les fabrications mentales sont le ‘moi’, ou que le ‘moi’ possède les fabrications mentales, ou que les fabrications mentales sont contenues dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans les fabrications mentales. Elle suppose que la conscience sensorielle est le ‘moi’, ou que le ‘moi’ possède la conscience sensorielle, ou que la conscience sensorielle est contenue dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans la conscience sensorielle.

« Voilà, moine, comment apparaît l’identification à un ‘moi’. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Vénérable, comment l’identification à un ‘moi’ disparait-elle définitivement ? »

« Il peut se trouver, moine, un disciple bien instruit par de nobles êtres – qui a du respect pour les nobles êtres, est bien versé et discipliné dans leur Dhamma ; qui a du respect pour les personnes intègres, est bien versé et discipliné dans leur Dhamma – ne suppose pas que la forme est le ‘moi’, ou que le ‘moi’ possède la forme, ou que la forme est contenue dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans la forme. Il ne suppose pas que les ressentis sont le ‘moi’ […]. Il ne suppose pas que la perception est le ‘moi’ […]. Il ne suppose pas que les fabrications mentales sont le ‘moi’ […]. Il ne suppose pas que la conscience sensorielle est le ‘moi’, ou que le ‘moi’ possède la conscience sensorielle, ou que la conscience sensorielle est contenue dans le ‘moi’, ou que le ‘moi’ est contenu dans la conscience sensorielle.

« Voilà, moine, comment l’identification à un ‘moi’ disparait définitivement. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Vénérable, quel est l'attrait de la forme ? Quel est son désagrément ? Comment y échapper ? Quel est l'attrait des ressentis […] de la perception […] des fabrications mentales […] de la conscience sensorielle ? Quels sont leurs désagréments ? Comment leur échapper ? »

« Moine, quels que soient le plaisir et la joie qui naissent de la forme : tel est l'attrait de la forme. Le fait que la forme soit instable, source de souffrance et sujette au changement : tel est le désagrément de la forme. La maîtrise du désir et de la passion, l'abandon du désir et de la passion pour la forme : telle est la façon d’échapper aux pièges de la forme.

« Quels que soient le plaisir et la joie qui naissent des ressentis : tel est l'attrait des ressentis […]. Quels que soient le plaisir et la joie qui naissent de la perception : tel est l'attrait de la perception […]. Quels que soient le plaisir et la joie qui naissent des fabrications mentales : tel est l'attrait des fabrications mentales […]. « Quels que soient le plaisir et la joie qui naissent de la conscience sensorielle : tel est l'attrait de la conscience sensorielle. Le fait que la conscience sensorielle soit instable, source de souffrance et sujette au changement : tel est le désagrément de la conscience sensorielle. La maîtrise du désir et de la passion, l'abandon du désir et de la passion pour la conscience sensorielle : telle est la façon d’échapper aux pièges de la conscience sensorielle. »

Le moine dit : « Très bien, Vénérable ». Puis il posa une autre question : « Vénérable, y a-t-il une connaissance ou une manière de voir les choses – le corps animé d’une conscience et tous les objets extérieurs – qui permette de ne plus fabriquer de ‘moi’ ou de ‘mien’ ou d’être obsédé par l’égocentrisme ? »

« Moine, il s’agit de considérer toute forme, quelle qu’elle soit – passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine –, telle qu’elle apparaît, avec un juste discernement : ‘Ceci n’est pas à moi. Ce n'est pas moi. Ce n'est pas ce que je suis.’

« Il s’agit de considérer tout ressenti […], toute perception […], toute fabrication mentale […], toute conscience sensorielle, quelle qu’elle soit – passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine –, telle qu’elle apparaît, avec un juste discernement : ‘Ceci n’est pas à moi. Ce n'est pas moi. Ce n'est pas ce que je suis.’

«  Moine, avec une telle connaissance et une telle manière de voir les choses – aussi bien le corps animé d’une conscience que tous les objets extérieurs – on ne pourra plus fabriquer de ‘moi’ ni de ‘mien’ ni être obsédé par l’égocentrisme. »

À ce moment-là, une certaine pensée apparut dans l’esprit d'un des moines présents : « Si la forme n'est pas moi, les ressentis ne sont pas moi, la perception n'est pas moi, les fabrications mentales ne sont pas moi, la conscience sensorielle n'est pas moi, alors quel est le ‘moi’ qui est affecté par les actions accomplies par ‘ce qui n'est pas moi’ ? »

Le Bouddha, ayant conscience de la pensée de ce moine, s'adressa ainsi à l’assemblée :

« Il est possible qu’une personne insensée, plongée dans l’ignorance, submergée par l’avidité, imagine qu’elle pourrait détourner le message du Maître en se disant : ‘Si la forme n'est pas moi, les ressentis ne sont pas moi, la perception n'est pas moi, les fabrications mentales ne sont pas moi, la conscience sensorielle n'est pas moi, alors quel est le ‘moi’ qui est affecté par les actions accomplies par ‘ce qui n'est pas moi’ ?’  Voyons, moines, ne vous ai-je pas appris à questionner toute chose, quel que soit le sujet ? Qu’en pensez-vous ? La forme est-elle stable ou instable ? » – Instable, Vénérable.

« Et ce qui est instable est-il agréable ou désagréable ? – Désagréable, Vénérable.

« Est-il juste de considérer ce qui est instable, désagréable et sujet au changement comme : ‘Ceci est à moi. C'est moi. C'est ce que je suis’ ? » – Non, Vénérable.

« Les ressentis sont-ils stables ou instables ? – Instables, Vénérable. 

« La perception est-elle stable ou instable ? » – Instable, Vénérable.

« Les fabrications mentales sont-elles stables ou instables ? – Instables, Vénérable. 

« Qu'en pensez-vous, moines ? La conscience sensorielle est-elle stable ou instable ? – Instable, Vénérable.

« Et ce qui est instable est-il agréable ou désagréable ? » – Désagréable, Vénérable. 

« Et est-il juste de considérer ce qui est instable, désagréable et sujet au changement comme : ‘Ceci est à moi. C'est moi. C'est ce que je suis’ ? » – Non, Vénérable.

« Ainsi, moines, toute forme, quelle qu'elle soit – passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine – doit être vue telle qu'elle apparaît, avec un juste discernement : ‘Ceci n'est pas à moi. Ce n'est pas moi. Ce n'est pas ce que je suis.’

« Tout ressenti, quel qu’il soit […], toute perception, quelle qu’elle soit […], toute fabrication mentale, quelle qu’elle soit […], toute conscience sensorielle, quelle qu'elle soit – passée, future ou présente, intérieure ou extérieure, évidente ou subtile, ordinaire ou sublime, proche ou lointaine – doit être vue telle qu'elle apparaît avec un juste discernement : ‘Ceci n'est pas à moi. Ce n'est pas moi. Ce n'est pas ce que je suis.’

« Voyant les choses ainsi, le disciple bien instruit par les nobles êtres perd toute attirance pour la forme, toute attirance pour les ressentis, toute attirance pour la perception, toute attirance pour les fabrications mentales, toute attirance pour la conscience sensorielle. Ainsi libéré de ces attirances, il trouve la sérénité. Grâce à cette sérénité, il est libéré. Avec la libération arrive la claire connaissance : ‘Libéré. Il n’y aura plus de renaissance, la vie sainte a été pleinement vécue, la tâche est accomplie. Il ne reste plus rien pour ce monde.’ »

Voilà ce que dit le Bouddha. Satisfaits, les moines se réjouirent de ses paroles. Et, tandis que cette explication était donnée, l’esprit de soixante moines présents, du fait qu’ils ne nourrissaient plus leurs attachements, fut libéré de toute pollution.


1 Uposatha : Mot pali qui désigne les jours d’observance lunaire. Il y a l’uposatha du 8ème jour qui inclut les deux demi-lunes, la pleine lune et la nouvelle lune, et l’uposatha du 15ème jour qui pourrait être un jour de pleine lune ou de nouvelle lune.