Le Dhamma de la Forêt



L’identification

Ajahn Tiradhammo

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/
 


Extrait du livre
Au-delà de la fabrication du moi  livre pdf


L’identification

L'identification est l'étape du processus de fabrication du moi où l’élaboration d'un « je » subjectif (cf. chapitre 6) recherche un « objet » pour se donner une référence, une affirmation, un soutien, ainsi qu'une substantialité. C'est l'étape où la fabrication du moi est la plus active et la plus complexe car elle cherche des façons et des moyens d'établir et de consolider une identité.

Le processus d'identification implique deux facteurs : les objets de l'identité et les activités génératrices d'identité. Les plus importants sont les activités génératrices d'identité car elles sont la cause première de l'insatisfaction. Plus précisément, il s'agit de l'ignorance et du désir, qui se manifestent sous diverses formes et ont divers facteurs associés. Les trois objets principaux auxquels le « je » s'identifie sont les cinq agrégats d’attachement, les six bases des sens internes associés aux six bases des sens externes, et les éléments (S.IV,24). Bien que les objets de l'identité soient encore présents chez la personne éveillée, ils n'abritent plus les activités ou manifestations qui engendrent l'identité et sont ainsi libérés de l’attachement à toute forme d'identité.

 Bien qu'un certain degré d'identification soit nécessaire pour établir un point de référence à partir duquel nous relier à la réalité, la plupart des gens vont trop loin, croyant que l'identité est le seul véritable but de la vie :

 « La personne ignorante considère n'importe lequel des cinq agrégats d’attachement comme ‘moi’ dans l'un des quatre modes (voir ci-dessous). Une telle personne devient obsédée (pariyuṭṭhaṭṭhāyino) par des idées comme : ‘Je suis le corps, ce corps m’appartient, etc.’. Ensuite, lorsqu'un ou plusieurs des cinq agrégats d’attachement changent, elle souffre, assaillie par le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine et le désespoir (S.III,3) ; ou bien elle ne pense plus qu’aux effets du changement. L'inquiétude (paritassana) et d'autres états mentaux s'emparent alors de son esprit. Avec un mental surchargé, la personne est effrayée, contrariée, pleine de nostalgie et agitée à cause de ses attachements’ » (S.III,16f ; M.III,227).


L’identité (sakkaya)

L'identité (sakkāya) est définie comme les cinq agrégats d’attachement (M.I,299; S.III,158-9; S.IV,259-60). L'origine de l'identité, ou processus d'identification, est expliquée de trois manières différentes :

1) Considérer (samanupassati) n'importe lequel des cinq agrégats d’attachement comme soi dans l'un des quatre modes suivants : a) n'importe lequel des cinq agrégats d’attachement est considéré comme « moi » ; b) « je » possède n'importe lequel des cinq agrégats d’attachement ; c) n'importe lequel des cinq agrégats d’attachement est en « moi » ; d) le « moi » est dans n'importe lequel des cinq agrégats d’attachement (S.III,46).

2) Considérer les sens, les objets des sens, la connaissance des sens, le contact des sens, ainsi que les ressentis et le désir qui en découle comme «Ceci est à moi, je suis ceci, ceci est moi » (M.III,284).

3) Du fait du désir-avidité, la chose est présentée sous une forme similaire aux Nobles Vérités, le mot « identité » prenant la place de dukkha :

« Bhikkhus, quelle est l'origine (samudaya) de l'identité ? C'est ce désir qui engendre sans cesse une nouvelle existence, qui est lié au plaisir et à la passion (nandi-rāga), toujours à la recherche d'un nouveau plaisir, parfois ici, parfois là ; à savoir : le désir de plaisir sensoriel, le désir d’exister, et le désir de ne pas exister. » S.III, 159; MI,299.

L'identité est donc causée soit par le fait de considérer les cinq agrégats d’attachement ou les six bases des sens de manière erronée, ce qui est l'ignorance, soit par le désir et tout ce qui lui est associé. Cette expression succincte de la cause de l'identité est renforcée par le refrain souvent répété selon lequel, parce que les êtres humains sont « contraints par l'ignorance et entravés par le désir », ils continuent à ressentir dukkha et « errent » à travers d'innombrables « existences renouvelées » (punabbhava) (S.II,178ff).

 Il est donc utile d’investiguer en profondeur aussi bien les activités ou manifestations de l’identification que les objets d'identification, afin de bien comprendre comment se produit l'identification. Il est très important de comprendre ce point, d’autant qu’il implique de nombreuses informations. C’est pourquoi j'ai divisé le thème de l'identification en trois chapitres. Ce premier chapitre traitera des objets d'identification qui ont déjà été introduits dans les chapitres 7 et 8. Les deux chapitres suivants, chapitres 11 et 12, développeront les deux principales manifestations de l'identification : l'ignorance et le désir.


Les « objets » de l'identification

À divers endroits du Canon pali, l'identification s'exprime par rapport à trois thèmes différents : les cinq agrégats d’attachement, les six bases des sens internes et externes, et les éléments.

Le Bouddha a déclaré qu'il y a cinq aspects de l’ensemble corps-esprit auxquels les gens s'identifient en tant que « moi ». On les appelle les cinq agrégats d’attachement (S.III,46) (voir le chapitre 7 pour plus de détails). C’est aux cinq agrégats que tout le monde s’attache (S.III,94), dont tous ceux qui ont des souvenirs de leurs demeures passées se souviennent (S.III,86), et que toute personne non éveillée fabrique ou crée (abhinibbatteti) (S.III,152).

Ailleurs (S.IV, 15) dans le Canon pali, le Bouddha définit « le tout » (sabbe), l'intégralité de la réalité, comme les six bases des sens internes et externes, c'est-à-dire les six « organes » sensoriels et leurs six « objets ». Ces douze bases sensorielles sont contenues dans les cinq agrégats d’attachement dans la mesure où les organes des sens physiques et leurs objets sont des aspects du corps, tandis que l'esprit et les objets mentaux sont l'un des facteurs mentaux. Il y a un enseignement (SN.35:93 = S.IV,67f) qui relie les cinq agrégats aux bases des sens, parce que c'est par le contact entre l'organe des sens et l'objet des sens que la connaissance sensorielle (viññāṇa) apparaît ; et à partir de ce contact surgissent les trois autres agrégats mentaux : les ressentis, la perception identifiée et l’intention conditionnée (vedanā, saññā et saṅkhārā).

Le troisième « objet » d'identification relève des éléments. Ceux-ci sont définis soit comme les quatre propriétés élémentaires du corps (rūpa), soit comme les dix-huit éléments, c’est-à-dire les six sphères des sens internes et les six externes, ainsi que les six types de connaissance sensorielle qui s’y rapportent (S.II, 140). Ainsi, les éléments sont inclus soit dans les bases des sens, soit dans les cinq agrégats d’attachement, et n'ont donc pas besoin d'être expliqués séparément. En résumé, les principaux objets d'identification sont soit les cinq agrégats d’attachement, soit les six bases des sens internes et les six bases des sens externes.


S'identifier aux cinq agrégats d’attachement

L'identification aux cinq agrégats d’attachement se produit de diverses manières. Parfois, c'est aussi simple que « considérer les choses comme ‘Ceci est à moi, je suis ceci, ceci est moi’ ». Cependant, il y a une forme d'identification plus complète : « Une personne non instruite, qui méprise les nobles êtres, qui est ignorante et non formée à leur noble enseignement, qui méprise les personnes justes et qui est ignorante et non formée à leur juste enseignement », considère, voit ou perçoit (samanupassati) n’importe lequel des cinq agrégats d’attachement de l'une des quatre façons suivantes :

a. n’importe lequel des cinq agrégats d’attachement est un « moi » permanent,

b. le « moi » possède n’importe lequel des cinq agrégats d’attachement,

c. n’importe lequel des cinq agrégats d’attachement fait partie d’un « moi »,

d. il y a un « moi » permanent dans n’importe lequel des cinq agrégats (S.III, 1ff).

Le processus de fabrication du moi commence très tôt, au stade pré-conceptuel de la vie, du fait des prédispositions sous-jacentes. En tant que tel, le processus se cache généralement sous nos schémas d’habitudes inconscients et nos suppositions les plus ancrées. Cependant, il peut être bon d'encourager l'esprit conceptuel à lancer une investigation des différents types de processus d'identification décrits par le Bouddha.


Contempler les quatre modes d'identification

Il est utile de contempler ces quatre modes d'identification afin de mieux comprendre comment nous imaginons notre « moi » permanent, la plupart du temps tout à fait inconsciemment. Je donnerai ci-dessous ma propre interprétation.


    a. Percevoir n'importe lequel des cinq agrégats comme un « moi » permanent

Dans ce mode, le moi est l'un des cinq agrégats d’attachement, « tout comme la flamme d'une lampe à huile et sa couleur sont indissociables » 

C'est le mode d'identification le plus fondamental, le mode le plus primaire dans le développement d'un sentiment de « moi ». Étant donné que les cinq agrégats d’attachement sont la manière fondamentale dont nous fonctionnons dans le monde, il est facile de s'identifier à eux comme à notre moi de tous les jours, et peut-être même en prendre un ou plusieurs comme notre moi essentiel. Par exemple, de nombreuses personnes s'identifient aux ressentis comme étant leur moi essentiel et organisent ensuite toute leur vie pour obtenir des ressentis satisfaisants. D'autres s'identifient à la connaissance ou conscience sensorielle car ils observent que chaque fois qu'il y a un sentiment de moi, il y a (une certaine forme de) connaissance.


    b. Percevoir le « moi » comme possédant n’importe lequel des cinq agrégats :

Dans ce mode, le moi possède l'un des cinq agrégats d’attachement ; c’est sa manière d'être principale, « de la même manière qu'un arbre possède une ombre ».

 Une forme courante d'identification dans ce mode est de s’identifier à un « moi abstrait ou supérieur » – nous avons conscience de ne pas être l'un des cinq agrégats d’attachement, mais nous sommes ce qui les possède ou ce qui en dispose comme moyens d'expression ou comme notre ombre. Par exemple, vous savez que vous n'êtes pas le corps, puisqu'il ne cesse de vieillir, mais vous croyez « posséder » un corps qui vous permet d'interagir dans le monde à travers votre « vrai moi » qui est quelque chose de plus grand. Ce mode est particulièrement évident lorsque les gens parlent de leur « moi supérieur », leur « grand moi », leur « moi ultime », etc.


    c. Percevoir n'importe lequel des cinq agrégats comme faisant partie de « moi » :

Dans ce mode, n'importe lequel des cinq agrégats est considéré comme étant à l'intérieur de soi, « comme le parfum est dans une fleur ».

Ce mode d'identification, bien que similaire au précédent, est plus subtil. Il s'exprime par la croyance en un soi cosmique, sans forme, dans lequel les cinq agrégats d’attachement opèrent comme un complément. Par exemple, votre corps fragile n'est que l'expression grossière d'une présence plus éthérée.


    d. Percevoir le « moi » comme faisant partie d’un des cinq agrégats :

Dans le quatrième mode, on a le sentiment que le moi est contenu dans n’importe lequel des cinq agrégats d’attachement, « comme un bijou dans un écrin ».

Dans ce mode, on s’identifie à un soi caché, enfoui dans l'un des cinq agrégats d’attachement. Cette identification est probablement de nature exceptionnelle, par exemple, lors de ressentis extatiques. Ce mode d'identification est commun à de nombreuses religions, où une âme subtile ou une essence intrinsèque habite au plus profond d'une personne et survit après la mort.

Toutes ces notions, hypothèses ou présomptions sur le « moi » sont des activités mentales, saṅkhārā (S.III,96), lesquelles font elles-mêmes partie des cinq agrégats d’attachement. Ces cinq agrégats englobent donc tout et soutiennent à eux seuls la notion de « moi ». De même qu’un artiste peut reproduire l’image d’une personne dans tous ses détails, si une personne non instruite produit quoi que ce soit, il s’agira toujours des cinq agrégats d’attachement (S.III,152).


Les six bases des sens internes et les six bases des sens externes

Contrairement à ce qui se produit avec les cinq agrégats d’attachement, dans le processus d'identification aux six bases des sens internes et aux six bases des sens externes, on ne les considère pas comme « moi » dans l'un des quatre modes (appelés « notion d'identité » à M.I, 300), mais par le biais de la quadruple « fabrication », ou auto-référence, avec, pour résultat, que les bases des sens sont considérées comme « miennes » S.IV,22f). Cependant, il y a des manifestations d'identification similaires à celles des cinq agrégats d’attachement : l’avidité (S.IV, 36f), la saisie (S.IV, 32f), le plaisir (S.IV, 13f ; 35f), le désir et la passion ( S.IV, 89), la gratification (S.IV,7f), la fabrication mentale (S.IV,21ff; 64ff), et Māra (S.IV,38f; 91).

En fait, dans le Saṃyutta Nikāya, certains des discours du chapitre sur les bases des sens (chapitre 35) sont parallèles à ceux du chapitre sur les cinq agrégats d’attachement (chapitre 22). Pour les bases des sens, l'accent est mis sur leur rôle dans le processus perceptuel, qui est la base du fonctionnement des cinq agrégats d’attachement. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, les six bases des sens internes sont appelées « le monde » dans l'enseignement du Bouddha, puisque c'est à travers elles que nous pouvons percevoir et « concevoir » un « monde » (S.IV, 95). Autrement dit, pour le Bouddha le « monde » est ce dont les êtres humains font l’expérience. Ce « monde » existe à travers les bases des sens internes et externes, la connaissance sensorielle associée, et les choses qui seront connues par la connaissance sensorielle (les trois autres agrégats mentaux) (S.IV,39f), et il est assimilé à un être vivant (satta), à dukkha et à Māra (S.IV,38).

Dans la présentation des bases des sens, la connaissance sensorielle correspondante, le contact sensoriel et les ressentis résultant du contact sensoriel sont également souvent mentionnés. Parfois, les six bases des sens internes sont appelées les six bases de contact (cha phassāyatanā S.IV, 70). Ceci, bien sûr, entraîne toutes les complications qui peuvent découler des bases des sens : les troubles mentaux (S.IV, 78), les « états mauvais et malsains » (S.IV, 76) et les pollutions mentales que sont le désir, l'aversion et la confusion. (S.IV,139). Celles-ci sont déclenchées par un contact sensoriel et sont la source d'activités qui renforcent le « moi ».

« Bhikkhus, ces six bases de contact, si elles restent non-apprivoisées, non-surveillées, sans protection et sans modération, sont porteuses de dukkha» S.IV,70.