Le Dhamma de la Forêt


Le processus perceptuel

Ajahn Tiradhammo

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/
 

Extrait du livre Au-delà de la fabrication du moi  livre pdf


Dans l'enseignement du Bouddha, les six bases des sens internes sont appelées « le monde », parce que c'est à travers elles que nous pouvons percevoir et concevoir un « monde » (subjectif) (S.IV,95), que nous expérimentons, interprétons et créons notre vie. Développer une conscience des six bases des sens internes et des six bases des sens externes (voir les définitions ci-dessous) et comprendre la dynamique de la perception sensorielle est l'un des thèmes proposés dans le développement de l’attention (D.II,302f ; M.I,61) qui peut conduire à l’expérience de la libération, principalement en ne s'identifiant pas au sentiment de « moi ».

Il y a trois explications principales du processus perceptuel (pour la personne non éveillée) dans le Canon pali. La plus courante, quoique moins détaillée, est la formule de la Causalité conditionnée (voir chapitre suivant) où « le nom-et-la-forme » conditionnent les six bases des sens, qui conditionnent le contact, lequel conditionne le ressenti, etc. La deuxième explication principale du processus perceptuel est donnée dans le Discours sur la racine de toutes choses (MN 1) où la perception est décrite comme donnant naissance à la fabrication mentale (maññati, racine du mot « penser »), qui est la pensée déformée par la référence à soi (voir le chapitre 6 sur l'émergence du « je suis »).

On trouve une explication plus détaillée sur l'émergence de la prolifération mentale (papañca) :

« Mes amis, dépendant de la présence des yeux et d’objets visibles, il y a émergence de la conscience visuelle (la vue), la rencontre des trois est le contact. Avec le contact comme condition, apparaît le ressenti ; ce que l'on ressent, on le perçoit et on l’identifie ; ce que l'on perçoit et qu’on reconnaît, on y pense ; ce à quoi on pense, on le fait proliférer (papañceti). Avec la prolifération mentale comme source, des perceptions et des concepts issus de la prolifération mentale assaillent une personne à propos de choses passées, présentes et futures connues par les yeux... [et les autres sens]. » M.I,111f.

 Ce passage, nous permet de distinguer les différentes étapes du processus perceptuel : 1) organe des sens et objet des sens, 2) conscience sensorielle, 3) contact, 4) ressenti, 5) perception identifiée, 6) pensée, 7) prolifération, 8) perceptions et concepts issus de la prolifération mentale.

Dans S.II,146, une autre séquence causale perceptuelle part des six éléments sensoriels externes (dhātu) pour arriver aux perceptions, aux pensées (saṅkappa), aux désirs (chanda), à la fièvre (des passions) (pariḷāha) et à la recherche (pariyesanā). Un passage similaire dans D.III,289 se termine par « l’acquisition » (lābha).


Les bases des sens

Le Bouddha fait référence aux six bases des sens internes : les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps et l'esprit ; et aux six bases des sens externes ou objets des sens : les objets visuels, les sons, les odeurs, les saveurs, les sensations corporelles ou « touchers » (à travers la peau mais aussi à l'intérieur du corps) et les phénomènes mentaux (pensées, idées, images, etc.).

Les six bases des sens internes ne sont pas appelées « organes » sensoriels tels que nous les comprenons, mais plutôt āyatana (bases), indriya (facultés) ou dhātu (éléments), ce qui, comme Hamilton (p. 14f) le souligne, « pourrait faire référence à autre chose qu’aux organes physiques eux-mêmes ».

Néanmoins, c'est à travers les six bases des sens internes que la connaissance du monde extérieur a lieu, en commençant par la connaissance sensorielle.

Les bases des sens occupent une position primordiale dans le fonctionnement des cinq agrégats d’attachement et dans l'explication de la Causalité conditionnée. Les quatre facteurs mentaux des cinq agrégats d’attachement et cinq des douze liens de la Causalité conditionnée sont classés selon les bases des sens internes ou externes.

 L'esprit en tant que base des sens (manas ou manodhātu) est unique. Il est défini en termes de ressenti des « phénomènes mentaux », tout comme les cinq autres sens contactent leurs propres objets sensoriels particuliers. Ainsi, l’esprit « ressent » également les contacts sensoriels, les ressentis, les perceptions identifiées et les pensées qui sont stimulés par les cinq autres objets des sens, puisqu'il s'agit de phénomènes mentaux « ressentis » par l'esprit.


Le contact (phassa)

Le troisième élément du processus perceptuel (après les bases des sens internes et externes) est le contact (phassa). Dans la terminologie bouddhiste classique, le contact est défini comme la réunion d’une base des sens, d’un objet des sens et de la connaissance sensorielle. Autrement dit, lorsqu'une base sensorielle interne entre en contact avec une base sensorielle externe, il y a connaissance sensorielle. Et quand il y a connaissance sensorielle, c’est que le contact a eu lieu.

Bien que cela puisse sembler être une distinction subtile, elle est en fait très importante à la fois psychologiquement et pour la pratique du développement mental ou méditation. Psychologiquement, les contacts avec les objets des sens affectent nos ressentis de bien-être ou de mal-être, lesquels alimentent notre regard sur la vie. De la même manière, dans la méditation, différents contacts sensoriels conditionnent des états d'esprit bénéfiques ou non. Ainsi, savoir à quel point les différents contacts sensoriels nous conditionnent est fondamental pour le développement mental.

Le contact est nécessaire au processus perceptuel car, sans contact, il n'y a pas de perception. L'importance du contact est soulignée dans les passages suivants du Canon pali :

« Il n’y a pas d’autre moyen d’expérimenter (paṭisaṃvedī) que par le contact. » S.II,35f (dans S.II,37f, une discussion similaire implique les ressentis de plaisir et de douleur (sukha-dukkha)).

Dukkha (S.II,35) et les opinions (D.I,43) dépendent du contact. Le contact est la « source (nidāna) et l'origine (sambhava) » des plaisirs sensoriels (kāmā), des ressentis, des perceptions et du kamma (A.III,411f), et la cessation du contact est leur cessation. Dans un contexte plus large, les bases des sens internes sont appelées « les six bases de contact ».


La connaissance sensorielle (viññāṇa)

La connaissance sensorielle est expliquée en détail dans le chapitre précédent sur les cinq agrégats d’attachement, mais il est utile de résumer ici ses principaux aspects. Dans l'enseignement du Bouddha, viññāṇa est la simple connaissance qu'un contact sensoriel a lieu. Ce processus continu de connaissance sensorielle survient de manière unique et distincte, et dépend du contact sensoriel particulier qui se produit à un moment donné. Parce que cette connaissance se passe extrêmement rapidement, le processus de connaissance sensorielle semble être continu, mais en réalité, il apparaît et disparaît constamment, avec juste une incessante connaissance des contacts sensoriels.


Les ressentis (vedanā)

La connaissance sensorielle déclenche un ressenti qui est enregistré comme abordable (agréable), menaçant (désagréable) ou indifférent (neutre). Et, bien sûr, il y a une reconnaissance sensorielle de ce ressenti.

Dans de nombreuses explications des bases des sens, le processus perceptuel s’arrête au ressenti – « qu'il soit agréable (sukha), désagréable (dukkha) ou ni-désagréable-ni-agréable (adukkha-m-asukha) », (i.e. S. IV,204ff). Jusqu'à ce stade, le processus perceptuel est simplement fonctionnel ou instinctif et a peu d'influence subjective. C'est à l'étape suivante, quand l’objet de perception est reconnu, que la subjectivité commence à gagner en influence et en importance.


La perception identifiée (saññā)

Saññā est également expliqué en détail dans le chapitre sur les cinq agrégats d’attachement. Il s’agit de la connaissance associative de « l’aperception » ou « reconnaissance ». Elle implique la mémoire qui fournit les associations nécessaires pour reconnaître ce que la base sensorielle a contacté. Étant donné que, de manière générale, la mémoire est un souvenir subjectif peu fiable et fondé sur l'ignorance, il s’ensuit une distorsion dans le « reconnaître ». Les quatre principales « distorsions de saññā » (saññā-vipallāsa) sont : reconnaître en termes de permanence, de bonheur, de soi et d'attrait, plutôt qu’en termes de Dhamma, c’est-à-dire reconnaître l'impermanence, l'insatisfaction, l'impersonnalité et le manque d'attrait en toute chose. Puisque le fait de reconnaître entraîne des fabrications mentales, ces distorsions impactent deux autres domaines de l'expérience en plus du reconnaître, à savoir la pensée ou cogitation (citta) et les opinions (diṭṭhi) (A.II,52).

Comme mentionné dans la première citation ci-dessus : « … ce que l'on ressent, on le perçoit/reconnaît … ». Cela implique que le ressenti est le « déclencheur » ou l'initiateur du fait de reconnaître. Le Vénérable Sariputta est cité (M.I,293) comme disant que les facteurs « connaître, ressentir et reconnaître » sont tous liés.


La pensée (vitakka)

Saññā peut mener à vitakka, c’est-à-dire penser à ce que nous avons perçu, ce qui peut entraîner une succession incontrôlée de pensées et déclencher une avalanche d'élaborations conceptuelles. Tandis que le futur Bouddha luttait pour parvenir à l’Éveil, il a constaté en lui deux sortes de pensées : d’une part, des pensées de sensualité, de négativité et de cruauté ; et, d’autre part, des pensées de renoncement, de bienveillance et de bonté. Il a compris que les pensées de sensualité, de négativité et de cruauté « conduisent à notre propre malheur, au malheur des autres et au malheur des deux. Elles font obstacle à la sagesse, causent du ressentiment et éloignent de Nibbāna. » La deuxième sorte de pensées a un effet opposé (M.I,114f). La personne sur la voie spirituelle est donc incitée à « ne pas tolérer, éliminer, supprimer, éradiquer, abolir » la première sorte de pensées (M.I,11). Après son Éveil, le Bouddha a désigné la deuxième catégorie de pensées comme l'Intention Juste ou Pensée Juste (sammāsaṅkappa), qui est l'un des facteurs de l'Octuple Sentier. Le principe psychologique ici est « tout ce qu'un bhikkhu pense et rumine fréquemment finira par devenir la tendance de son esprit » (M.I,115).

Des pensées et des ruminations excessives peuvent fatiguer le corps et perturber l'esprit. Par conséquent, le Bouddha « a stabilisé intérieurement l'esprit, l'a posé, l'a amené à l'unicité et l'a concentré » (M.I, 116). Dans un certain discours (MN.20), il donne cinq lignes directrices pour affronter les pensées qui nous distraient, de façon à parvenir à la focalisation de l’esprit.

Vitakka, dans son sens positif, en tant que pensée initiale posée sur l’objet de méditation, est l'un des facteurs de la première absorption méditative, avec vicāra, « la pensée soutenue », qui consiste à poursuivre la réflexion et l’investigation de l’objet de méditation.


La prolifération mentale (papañca)

Papañca en sanskrit signifie « expansion, diffusion, diversité ». Cela implique une « expansion » ou une « élaboration » de la pensée, qui peut conduire à un déferlement de pensées ou à être assailli par des « perceptions et des concepts issus de la prolifération ».

C'est à cause de la saisie des bases sensorielles en tant que « moi » ou « miennes » que surgit la prolifération mentale. Par conséquent, celle-ci ne se termine qu'avec la fin de la croyance en « je suis ».

« Il faut mettre fin à toutes les pensées de ‘je suis’ ; elles sont la racine à partir de laquelle tous les concepts prolifèrent (papañca-saṅkhā). » Sn 916.


*  *  *

« Ami, avec la disparition sans résidu et la cessation des six bases de contact, il y a cessation et apaisement de la prolifération des pensées. » A.II,162

La « cessation des six bases de contact » ne signifie pas, bien sûr, la fin des bases des sens elles-mêmes mais la cessation de l’ignorance qui consiste à se saisir des six bases des sens comme étant « moi » ou « miennes ».


Le côté émotionnel du processus perceptuel

Ce qui précède est une explication du processus perceptuel. Dans un autre contexte, celui de la Causalité conditionnée (voir chapitre suivant), le ressenti est suivi du désir, que nous pourrions appeler « le côté émotionnel de la perception ». En combinant l'explication précédente avec celle de la Causalité conditionnée, nous pouvons dire que, pour la personne non éveillée, la perception, la pensée et la prolifération qui découlent du ressenti sont imprégnées d'une certaine forme de désir, lequel génère davantage d’attachement, et fait apparaître les autres facteurs de la Causalité conditionnée.


L’attention inappropriée

L'une des pratiques pour gérer les contacts sensoriels consiste à « protéger les portes des sens » (indriya guttadvāra) afin de ne pas adopter les « signes et attributs » des contacts sensoriels. Ailleurs (A.I,3) le Bouddha est cité comme disant qu'une « attention inappropriée » au « signe du beau » (subhanimitta) provoque l'apparition et l'augmentation du désir sensoriel, et une « attention inappropriée » au « signe du répulsif » (paṭighanimitta) provoque l'apparition et l'augmentation de l'aversion.

Comme expliqué ci-dessus, le ressenti vient avant la perception/reconnaissance. Ainsi, d'une manière générale, tout ce qui nous procure une sensation agréable est perçu comme plaisant, et tout ce qui produit une sensation désagréable est perçu comme déplaisant. En fait, la réalité n'est ni plaisante ni déplaisante, mais nous la divisons subjectivement en ce que nous concevons comme beau/attrayant et repoussant/déplaisant, avec toutes les nuances possibles entre les deux. C'est l'une des distorsions subjectives de la perception.

Puisque l'esprit fonctionne très rapidement, il n'est pas facile d’observer directement une simple interprétation de la perception. L'intensité de la stimulation sensorielle est capitale, ainsi que l'importance qu'elle représente pour nous. En effet, notre esprit est sélectif et il va pencher dans une direction ou une autre en fonction de nos expériences antérieures, de nos intentions, de nos intérêts, etc.

De plus, le processus est complexe. Alors, même si vous pouvez prendre conscience d'un ressenti conditionné par une certaine impression sensorielle, avant que la perception ne se produise, il y a un ressenti à propos du ressenti. Par exemple, vous pouvez être conscient d'être mécontent à cause d’un bruit qui vous gêne, puis être mécontent d'être mécontent. Ensuite, si vous percevez que le bruit a été causé par quelqu'un qui a laissé tomber quelque chose, comme vous êtes doublement mécontent, il peut y avoir une réaction étonnamment forte. Ce ne sont là que quelques-unes des réactions fonctionnelles. Ajoutez à cela les diverses complications que le cerveau peut apporter, et nous aurons une combinaison de facteurs assez explosive, que peut-être seul le développement de la méditation du calme mental et de la méditation profonde pourra nous aider à comprendre.

Par conséquent, bien que nous dépendions du processus de la perception sensorielle pour percevoir la réalité, nous devons être prudents quant à la véracité de cette perception. Non seulement les six bases des sens internes et externes sont impermanentes et sujettes à distorsion, mais l’éventail de données que les bases des sens internes peuvent recevoir est aussi extrêmement limité. La vision est limitée à une petite fraction du spectre électromagnétique ; l'audition humaine normale est confinée à une gamme étroite de fréquences vibratoires ; et il en va de même pour les autres bases des sens. Quant à l'efficacité de l'esprit en tant que base des sens, elle peut poser de sérieux problèmes.

« Vous pourriez penser que, s'il y a une chose au monde en laquelle vous pouvez avoir confiance, c'est votre propre cerveau. Mais la vérité […], c’est que votre cerveau sans scrupules ne mérite absolument pas votre confiance. Il a des habitudes sournoises qui déforment et masquent la vérité. Votre cerveau est vaniteux. Il est émotionnel et immoral. Il vous trompe. Il est entêté, secret et sans volonté. Oh, et c'est aussi un fanatique ! C'est plus qu'un inconvénient mineur. Cette noix charnue à l'intérieur de votre crâne est tout ce que vous avez pour vous connaître et connaître le monde. Pourtant, du fait de la mascarade d'un cerveau indigne de confiance et qui n’en fait qu’à sa tête, une grande partie de ce que vous croyez savoir n'est pas tout à fait ce qu'il paraît. » Fine, p.1-2.